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Décryptage du commerce illicite du tabac pendant la pandémie : ce qui se cache derrière les chiffres

par Céline Fournier

Cadre de cette recherche

Lobbyisme réussi d’une industrie sans foi ni loi

Dès le début du confinement, les bureaux de tabac frontaliers ont vu leur fréquentation exploser ; la cause naturelle en était le retour des fumeurs qui ne pouvaient plus s’approvisionner, légalement ou pas, de l’autre coté de la frontière.

Les communicants favorables à l’industrie du tabac y ont vu l’opportunité de manipuler l’opinion publique en généralisant à la France l’effet d’aubaine produit, dans les débits de tabac frontaliers, par la fermeture des frontières. Il fallait à tout prix diaboliser le PNLT (Programme national de lutte contre le tabac) basé sur une campagne de taxation ambitieuse en le rendant responsable de la misère du peuple, du buraliste et même des finances de l’Etat et de la sécurité sociale.

La presse a alors facilement cédé à la manipulation. L’observatoire des drogues et des toxicomanies (OFDT), dans un communiqué du 8 octobre 2020, a pu considérer que « ces achats vers les bureaux de tabac du territoire représentaient environ un quart des ventes au total » sans préciser de quel total il s’agissait. Dans une annonce du 13 mai 2020, Santé publique France indiquait maladroitement que « son étude Coviprev  a montré que fin mars 2020, 27% des fumeurs déclaraient avoir augmenté leur consommation de tabac » sans préciser que presqu’autant (19%) l’avaient diminuée. Il n’en fallait pas plus pour suggérer à Eric Woerth, président de la commission des finances, d’organiser et de mener, en compagnie des buralistes, une mission d’information parlementaire dont l’objectif à peine dissimulé était de mettre un frein à la politique de lutte contre le tabac.

Le caractère inaudible de toute contestation de cette fausse évidence

Face à cette unanimité

Le confinement et les restrictions de circulation qui ont marqué l’année 2020 permettent, pour la première fois, d’avoir une approche pertinente et singulière du volume et de la composition des achats, légaux ou illégaux, effectués en dehors du circuit des buraliste. En effet, le confinement total de la population du 17 mars au 11 mai et la fermeture des frontières pendant cette période supprimaient presque totalement la possibilité de s’approvisionner autrement que chez son buraliste. En comparant les livraisons faites aux buralistes pendant des périodes identiques de l’année précédente, il devenait ainsi assez facile de décompter la part des achats qui auparavant étaient effectués en dehors du circuit des buralistes.

Partons de l’hypothèse que les « achats hors circuit » qui, au regard des enquêtes effectuées par KPMG pour le compte des fabricant, majoreraient les ventes légales de près de 1/3.
Considérons que le confinement complet a totalement tari les sources d’approvisionnement et fortement réduit les possibilité de déplacement pour s’approvisionner.
Considérons que le stock existant de produits illégaux chez les revendeurs ou chez les consommateurs a été consommé pendant le début (17 mars-30 avril) du confinement.
Considérons enfin que ces stocks ont été reconstitués dès la fin du confinement (11 mai-31 juillet)

Pour aider à analyser l’importance des taxes qui échappent, légalement ou illégalement, au budget de la Sécurité sociale et de l’État, il est utile de modérer la rigueur des chiffres officiels par une prise en compte des comportements pendant les mois au cours desquels intervient l’augmentation.
En effet, une forte augmentation des prix entraine toujours un effet prévisionnel qui consiste à acheter avant, compensé par une chute des achats pendant le mois concerné, puis un réapprovisionnement le mois suivant.

L’analyse doit également tenir compte de la tendance générale, à la hausse ou à la baisse, des ventes officielles dans laquelle s’inscrit la période concernée par l’analyse. La dynamique générale (-7,5%, 2019 vs 2018) modifie l’estimation du pourcentage brut d’évolution du mois concerné. Ainsi, sans préjudice des autres indices d’évaluation, une augmentation mensuelle 2020 de -5% devrait elle être appréciée à +2,5% pour déterminer les achats hors circuit des buralistes si elle intervenait dans une tendance baissière de -7,5%.
L’évaluation de la poursuite de cette tendance baissière constitue cependant un plafond car l’effet des hausses successives de taxes du PNLT ne peut que régresser d’année en année.

Campagne de taxation 2018 2020 dans le cadre du Programme national de lutte contre le tabac (PNLT)

Cette campagne a été organisée pour amener les fabricants de cigarettes à fixer le prix du paquet de cigarettes à 10 euros à l’échéance du mois de novembre 2020.
Elle s’est déroulée en 5 épisodes :

  • Mars 2018 : modification de la taxation qui a entrainé une augmentation des prix de 1 euro.
  • Un an plus tard, 4 augmentations plus rapprochées destinées à obtenir des augmentations de 0,50 euros : mars 2019, novembre 2019, mars 2020 et novembre 2020

Outils actuels de mesure des achats de tabac qui échappent à la fiscalité française.

A ce jour, en France, il existe deux méthodes d’évaluation des achats effectués, légalement ou illégalement, en dehors du circuit officiel des bureaux de tabac.

  1. La comparaison entre le déclaratif et le constaté. Méthode qui consiste à effectuer une enquête auprès d’un panel représentatif de la population pour connaître le nombre de fumeurs et le nombre moyen de cigarettes fumées par jour, puis d’en déduire le nombre de cigarettes consommées chaque année en France. Ce chiffre est ensuite comparé au nombre de cigarettes livrées officiellement aux buralistes.
  2. L’analyse de l’origine des paquets vides ramassés au sol qui ne permet que très partiellement de dissocier les achats légaux des achats illégaux. Elle ne permet pas, non plus, de mesurer les poids respectifs de la contrebande, de la contrefaçon et des ventes légales qui échappent à la taxe française (Duty free et transfrontalier).

La première méthode comporte moins de biais que la seconde, mais reste dépendante de la représentativité du panel, des fourchettes de consommation proposées dans les questions ainsi que du déclaratif souvent minimisé.

La seconde méthode a été initiée en 2004 par l’office français du tabagisme (OFT) et DNF-Demain sera Non-Fumeur pour le compte de l’observatoire français des drogues et de la toxicomanie (OFDT). Elle a rapidement été abandonnée car elle contenait trop de biais. Cette méthode consistait à ramasser, dans le cadre d’un protocole précis, des paquets jetés au sol dans plusieurs lieux en France. Les biais les plus importants concernaient le choix des villes et des quartiers ainsi que la typologie des fumeurs qui sont habitués à jeter leurs paquets de cigarettes au sol. La méthode a été reprise par KPMG, cabinet d’audit et conseil très respectable, qui précise cependant que l’enquête de terrain est dirigée par quatre des plus importants fabricants de cigarettes, biais dont l’importance ne peut échapper à personne.

Que penser de la notion de « à jours constants de livraisons »

Chaque mois la société Logista fournit à l’administration des douanes le détail des produits de tabac livrés aux buralistes ainsi que le nombre de livraisons effectuées dans ce mois. Certains analystes, notamment à l’OFDT ont, de longue date, pris l’habitude d’effectuer un calcul du taux d’augmentation d’un mois par rapport au même mois de l’année précédente en proratisant les quantités livrées en fonction du nombre de jour de livraisons. En partant des deux figures qui suivent, on pourra se rendre compte des biais importants de ce ce type d’analyse et des conclusions hâtives qui peuvent en être tirées.

 Cigarettes (en Mrds d’Unités)tous tabacsNb de livraisons
Mars 20192.8503,59421
Mars 20202,5953,30822
Evolution brute-9,04%-7,94% 
Evolution à jours constants-13,2%-12,1% 

Figure2

L’écart important (4,16 points, soit 52% de plus pour « tous tabacs ») n’aurait de sens que si la livraison manquante de 2019 avait vidé totalement les stocks des buralistes. Par ailleurs, cette livraison manquante en 2019 a 20 chances d’être intervenue en cours de mois et une seule chance de s’être réellement produite lors de la dernière livraison.

 Cigarettes (en Mrds d’Unités)Tous tabacsNb de livraisons
Mai 20193,1473,94520
Mai 20202,9723,91618
Evolution en %-5,56%-0,74% 
Evolution à jours constants+4,9%+10,3% 

Figure 3

Cette seconde figure montre à l’évidence la nature trompeuse d’une proratisation mal inspirée. Elle est encore plus trompeuse lorsqu’une plus longue période prend en compte l’addition des chiffres proratisés mensuellement car, inévitablement, un stock plus faible est compensé par une livraison plus importante dès la livraison suivante et l’équilibre est ainsi rétabli en dépit d’une livraison manquante. Dans le cas précis du mois de mai, il est déraisonnable d’imaginer qu’il faille rajouter l’équivalent de 2 livraisons au total du mois de 2020 pour le comparer à celui de 2019.

Analyse, mois par mois, des achats de tabac pendant les deux confinements de 2020

Des deux méthodes qui précèdent, la plus contestable est celle qui est couramment utilisée par la presse, et même par l’Assemblée nationale dans un rapport récent de sa mission d’information.

Pour le cas très précis de la pandémie, nous avons donc pris le parti de comparer les « ventes hors circuit des buralistes » aux livraisons constatées par des chiffres officiels incontestables. La figure1 ci-dessus est très claire à ce sujet : les hausses de consommation, annoncées démesurément fortes par l’ensemble de la presse, pendant les confinements 2020 (du 17 mars au 11 mai, puis du 30 octobre au 15 décembre) se sont traduites par des augmentations très limitées, voire des diminutions. Elles étaient pourtant censées être la parfaite image du retour chez les buralistes de toute la clientèle utilisatrice de produits achetés, légalement ou illégalement, en dehors du circuit des buralistes.

Cette opportunité, qui risque de ne pas se reproduire avant longtemps, va permettre d’avoir une meilleure connaissance du poids réel et de la nature des achats, légaux ou illégaux, effectués en dehors du circuit monopolistique de distribution. En effet, après prise en compte de la synergie baissière du PNLT, l’éventuelle augmentation 2020 vs 2019 des livraisons officielles représentera la part estimée de ces achats hors monopôle. Le seul biais demeurant la réelle disparition de l’accès à ces produits.

La période la plus intéressante se concentrera sur le premier semestre des deux années car le confinement total réduisait au stricte minimum, à la fois la possibilité d’acheter facilement en dehors du circuit des buralistes et celle de faire franchir les frontières aux produits du tabac de contrebande ou de contrefaçon.

Février 2020 vs février 2019

 Cigarettes (mrds d’unités)Total Tabac (Unités plus grammes)Nb. livraisons
Février 20192,9843,69420
Février 20202,6723,40520
Evolution-10,46%-7,82% 
  • Le nombre de livraisons est identique pour les 2 années.
  • Les augmentations de prix sont effectuées au mois de mars pour les 2 années, mais celle de 2019 intervient après un an sans augmentation alors que celle de 2020 intervient à seulement 4 mois de la précédente et surtout avec une augmentation moins élevées (0,50 € contre 1 €).
    On pourrait donc logiquement penser que les provisions faites en février soient moins importantes en 2020 qu’en 2019. En clair, l’effet tendance baissière et l’effet provision ont, tous deux, favorisé l’apparente chute de -10,46% entre les mêmes mois des deux années.
  • Commence également à apparaître une indication qui ira en s’amplifiant. Dans les produits achetés en dehors du circuit des buralistes avant le confinement, la part des tabacs roulés, chauffés, à macher et du tabamel est significativement plus importante que celle constatée habituellement chez le buraliste.

Le confinement n’est pas encore en place en février, mais le danger de la pandémie est présent ; il commence à générer des restrictions de contact et de déplacement qui favorisent un retour vers les bureaux de tabac.

Mars 2020 vs mars 2019

 Cigarettes (mrds d’unités)Total Tabac (Unités plus grammes)Nb. livraisons
Mars 20192,8503,59421
Mars 20202,5923,30822
Evolution-9,04%-7,94 
  • Le nombre de livraisons, 22 pour 21, censé amplifier la notion de diminution de consommation, ne peut être pris en compte qu’à la marge, comme expliqué dans l’analyse de la méthode « à jours constants ».
  • Pendant le mois d’augmentation des taxes (mars), l’effet compensation du mois de provision (février) sera moins important en 2020 comme cela a été le cas pour l’effet provision du mois de février. En clair, un moindre besoin de réapprovisionnement va amplifier artificiellement l’apparente baisse de consommation en 2020.
  • Le confinement intégral des 15 derniers jours de mars 2020 aura eu un effet limité sur le retour des achats chez le buraliste. En effet, il ne portait que sur la moitié du mois, les acheteurs hors monopôle ont pu piocher dans leurs provisions et les contrebandiers vider leur stock.

L’arrivée massive de clientèle dans les bureaux de tabac frontaliers n’aura eu d’effet que dans les régions frontalières. Le maintien, à l’échelle nationale, de la chute des livraisons permet, en contrepartie, de mesurer la très faible poids de ce « commerce hors réseau », qu’il soit de nature légale ou illégale.

Avril 2020 vs avril 2019

 Cigarettes (mrds d’unités)Total Tabac (Unités plus grammes)Nb. livraisons
Avril 20193,2704,04521
Avril 20203,1004,08821
Evolution-5,18%+1,07% 
  • Le nombre de livraisons est identique pour les 2 années.
  • L’effet réapprovisionnement a disparu .
  • Seul, l’effet « tendance générale » doit donc être pleinement pris en compte.
  • Les tabacs roulés, chauffés, à macher et le tabamel donnent une idée précise de la nature et de la part des produits qui étaient achetés en dehors du circuit des buralistes avant la pandémie.

Débarrassé de tous les autres effets, le mois d’avril devient le plus représentatif de l’image des ventes hors circuit monopolistique. Ces ventes pourraient ainsi représenter en avril 3,2% pour les cigarettes (7,5% effet tendance + -5,18% d’évolution des livraisons réelles). Les autres produits du tabac (+27,5%) entrainent une une hausse globale maximale des ventes « hors circuit des buralistes » de 8,57% (7,5% effet tendance + 1,07% d’évolution des livraisons réelles)

Mai 2020 vs mai 2019

 Cigarettes (mrds d’unités)Total Tabac (Unités plus grammes)Nb. livraisons
Mai 20193,1473,94520
Mai 20202,5923,91618
Evolution-5,56%-0,74% 
  • Le caractère biaisé d’une prise en compte de la méthode « à jours constants » prend ici toute son importance avec 2 livraisons de différence. Il n’en sera pas tenu compte.
  • Le confinement ne portera que sur les 11 premiers jours du mois. Il aurait été logique de penser que les 20 jours suivants aient pu permettre aux achats hors circuit de reprendre mais la sotie du confinement ne s’est effectuée que très progressivement.
  • L’effet « tendance générale » doit être pleinement pris en compte
  • La progression des tabacs roulés, chauffés, à macher et du tabamel est importante. Cela confirme la nature et la part des produits qui étaient achetés en dehors du circuit des buralistes avant la pandémie.

En mai (6,76%), le taux de commercialisation incontrôlé reste très comparable à celui du mois témoin d’avril (8,57%). Comme en avril, il porte, essentiellement sur les produits du tabac (25,8%) autres que les cigarettes (2%).

Juin 2020 vs juin 2019

 Cigarettes (mrds d’unités)Total Tabac (Unités plus grammes)Nb. livraisons
Juin 20193,1843,95419
Juin 20203,6094,59721
Evolution+13,34%+16,27% 
  • La période de sortie du confinement total doit être prise en compte pour finaliser l’analyse car elle est le pendant du constat effectué dans la période d’avant confinement. En effet, l’utilisation des provisions de l’utilisateur et du fournisseur a pu masquer la réalité des deux premiers mois sur la part réelle du « hors réseau », le réapprovisionnement massif peut, lui aussi cacher la réalité des mois de sortie de confinement.
  • La reprise d’une vie sociale a lieu le 2 juin 2020 avec la réouverture, certes très encadrée, des cafés et restaurants. Les déplacements et l’accès à la France restent encore très limités. Trois phénomènes peuvent avoir convergé pour expliquer l’évolutions importante des ventes contrôlées de tous les produits du tabac pendant ce mois :
    • un réapprovisionnement massif chez le buraliste car l’accès au commerce illégal (dont les stocks ne sont pas encore reconstitués) est encore difficile ;
    • une anticipation des départs en vacances liée au besoin d’évasion après confinement
    • la fréquentation des lieux de vacances français par crainte de la pandémie et par empêchement de circuler.
  • Deux livraisons de plus en 2020. Il n’en sera pas tenu compte car un calcul « à jours constants » masquerait la réalité.

Dans l’analyse globale de la période février – juillet, il doit être tenu compte des fortes augmentations des livraisons du mois de juin. Elles ne peuvent cependant être considérées comme individuellement représentatives qu’en les associant au mois de juillet. Il s’agit cependant bien de reconstitution des stocks de produits achetés « hors circuit des buralistes », même si, pour des raisons diverses, une forte partie pourrait avoir été achetée dans le circuit !
– Cigarettes : 21,26% (13,76,+7,5)
-Tout tabac hors cigarettes : 35.87% (28,37+7,5)
– Total du tabac : 23,77% (16.27+7.5)

Juillet 2020 vs juillet 2019

 Cigarettes (mrds d’unités)Total Tabac (Unités plus grammes)Nb. livraisons
Juillet 20193,6674,47923
Juillet 20203,5644,52722
Evolution-2,80%+1,06% 
  • Pour compléter l’analyse des effets de la période de confinement, il est logique d’intégrer le mois de juillet qui a permis de reprendre des habitudes normales d’approvisionnement après un mois confus de sortie de confinement. Comme le mois précédent, la circulation des biens et des personnes est cependant restée très limitée au territoire national.
  • Le seul effet « tendance baissière » de -7,5% sera appliqué pour déterminer le poids des achats effectués hors circuit des buralistes.

Juillet :
– Cigarettes : 4,7% (-2,8,+7,5)
-Tout tabac hors cigarettes : 26,03% (18,53+7,5)
– Total du tabac : 8,56% (1,06+7.5)

Synthèse

Confinement : Evolution par type de produit

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